4

Gauvain

Avant la naissance de Mordret, le roi Loth d’Orcanie avait eu de sa femme Anna, qui était sœur d’Arthur, trois fils qui se nommaient Gauvain[45], Agravain et Gaheriet. Mais, des trois, c’était Gauvain, l’aîné, qui avait la plus belle prestance et qui manifestait le plus de caractère. C’était un jeune homme d’une grande beauté, dont toutes les femmes se sentaient devenir amoureuses. Et il possédait un don singulier : en se levant le matin, il avait la force d’un bon chevalier ; à l’heure de tierce, sa valeur avait doublé, et à midi elle avait quadruplé. Mais, ensuite, cette valeur diminuait et redevenait ce qu’elle était au lever. On lui avait donné de bons maîtres d’armes, et, par son énergie et sa force naturelle, il était devenu le grand espoir de son père, qui n’avait pas hésité à l’armer chevalier dès qu’il avait atteint l’âge requis.

Mais, pour l’heure, Gauvain ne se préoccupait guère des combats et des grandes expéditions que menait le roi Arthur pour assurer la grandeur du royaume de Bretagne. Il passait son temps à chasser ou à jouter avec ses frères ou avec ses compagnons d’enfance, et il n’oubliait pas de fréquenter les élégantes réunions où les bardes racontaient de belles histoires devant les plus belles jeunes filles de la cour. Or, un jour qu’il tenait en laisse trois beaux lévriers et tirait deux chiens courants après lui, il entra dans la grande salle de la forteresse où se trouvait sa mère. En le voyant, celle-ci se mit à soupirer. Gauvain lui demanda pourquoi elle semblait si triste. « Mon cher fils, lui dit-elle, quand je vous vois, toi et tes frères, gaspiller votre temps en folies alors que vous pourriez être de la compagnie de mon frère, le roi Arthur, votre oncle, je ne peux m’empêcher de soupirer. Surtout toi, Gauvain, il y a bien longtemps que tu pourrais offrir le service de ton épée au roi. Il t’en saurait gré et toute ta famille en serait honorée. » Gauvain lui répondit : « Mère, il y a déjà tant de bons chevaliers à la cour du roi, mon oncle, que je ne vois pas ce que j’irais y faire. Le jour où je me présenterai devant lui, ce sera lorsque j’aurai accompli des actions dignes d’être remarquées de tous, et cela afin de ne pas être rangé sur le même plan que tous les autres. – Mon fils, ton orgueil te conduira vers les pires ennuis ! Sache-le bien : la modestie est une vertu souvent plus grande que le courage[46]. »

Mais Gauvain n’avait cure de ce que lui disait sa mère. Il sortit de la salle et donna ordre qu’on lui préparât son cheval. Lui-même s’habilla de façon raffinée. Il boucla ses éperons d’or fin sur des chausses échancrées, taillées dans une étoffe de soie. Il enfila une culotte très blanche et très fine, une chemise bouffante, très courte, en lin finement plissé, et jeta sur ses épaules un manteau fourré de petit-gris. Puis il monta sur son cheval et sortit de la ville.

Il chevaucha droit devant lui et gagna la forêt où il se mit à écouter les oiseaux qui chantaient dans les arbres avec une douceur extrême. Il resta si longtemps à les écouter qu’il perdit toute notion du temps. Il pensait au temps de son enfance, à ses longues errances sur les sentiers à la recherche d’un château merveilleux où de belles princesses au regard brûlant étaient retenues prisonnières. Il rêvait, et son rêve fut si présent qu’il finit par s’égarer. La nuit commençait à prendre possession du monde, et, brutalement, il eut conscience qu’il ne savait plus où il était. Il voulut retourner sur ses pas et emprunta un chemin assez large qui le conduisait toujours plus loin. L’obscurité était maintenant complète. En regardant devant lui, il aperçut alors un chemin qui traversait un espace peu boisé où brûlait un grand feu. Il prit cette direction, pensant qu’il rencontrerait quelque bûcheron ou quelque charbonnier qui lui indiquerait sa route.

Près du feu, il aperçut un destrier attaché à un arbre. Il s’approcha et vit un homme d’un certain âge assis non loin de là et qui le salua courtoisement, lui demandant ce qu’il faisait dans ce lieu retiré. Gauvain lui raconta alors, avec force détails, tout ce qui lui était arrivé, comment il était parti pour se divertir et comment, pour s’être trop longuement plongé dans ses pensées, il s’était égaré dans la forêt et avait perdu son chemin. L’homme lui proposa de le remettre le lendemain matin dans la bonne direction, à condition qu’il voulût bien demeurer en sa compagnie, ici même, pendant la nuit. C’est ainsi qu’ils veillèrent et discutèrent un certain temps avant de s’endormir près du feu.

Le lendemain, quand ils furent réveillés, l’homme dit à Gauvain : « Ma demeure n’est pas éloignée. Je te prie donc d’y venir, car tu y seras accueilli avec empressement. » Tous les deux montèrent à cheval, prirent leurs boucliers, leurs lances et leurs épées, et ils s’engagèrent sur un chemin empierré. Au moment où ils sortaient de la forêt, se trouvant alors devant une plaine, l’homme dit à Gauvain : « C’est un usage bien établi depuis toujours que lorsqu’on offre l’hospitalité à un preux chevalier, on envoie quelqu’un pour que tout soit prêt dans la demeure. Or, tu peux le voir, je n’ai personne, à part moi, à envoyer. Je te prie donc de continuer tranquillement tandis que je galoperai jusque chez moi afin d’y faire tout préparer pour ton arrivée. Tu apercevras ma demeure juste devant toi, le long d’un enclos, au fond d’une vallée. »

Après quoi, il s’éloigna à vive allure, laissant Gauvain poursuivre très lentement sa route. Au bout d’un moment, il rencontra quatre bergers arrêtés sur le chemin et qui le saluèrent aimablement. Il les salua à son tour et les dépassa sans ajouter un mot. « Hélas ! s’écria l’un d’eux. Quel malheur ! Un chevalier aussi beau, aussi noble et de si belle allure ! Ce ne serait pas juste qu’il fût blessé ou maltraité ! » En entendant ces paroles, Gauvain fut fort surpris. Il arrêta son cheval et, s’adressant aux bergers, il leur demanda pourquoi ils se lamentaient ainsi. « Seigneur, répondit l’un d’eux, c’est parce que nous sommes émus de te voir aller vers la demeure de celui qui s’en va là-bas sur un cheval gris. Il en a emmené ainsi beaucoup d’autres devant nous, mais nous savons qu’aucun de ceux-ci n’est revenu ! – Voici qui est bien mystérieux, dit Gauvain Est-ce que tu sais comment ils sont traités ? – On dit, seigneur, dans tout le pays, que l’homme chez qui tu vas met à mort tous ceux qui le contredisent. Mais nous ne le savons que par ouï-dire, car personne n’a jamais encore vu quelqu’un sortir de chez lui. Si tu m’en crois, seigneur, ne continue pas ton chemin et reviens vite en arrière sans même prendre congé de lui. – Bergers, répondit Gauvain, je vous remercie de votre conseil, mais je vous assure que des propos si puérils ne me feront pas revenir en arrière. » Et, sans plus attendre, il lâcha la bride à son cheval et poursuivit sa route, perdu dans ses pensées, jusqu’à la vallée que son compagnon lui avait indiquée.

Il aperçut alors, s’élevant auprès d’un vaste enclos, une magnifique forteresse qui semblait toute neuve, sur le sommet d’une butte. Il remarqua aussi des fossés larges et profonds et, entre les deux murs d’enceinte, devant le pont-levis, un grand nombre de petites maisons. De toute évidence, cette forteresse appartenait à un homme riche et puissant. Gauvain arriva jusqu’aux lices, passa la porte d’enceinte, traversa les dépendances et se présenta au pont-levis. Son compagnon de la nuit était là pour l’accueillir, paraissant très heureux de le voir arriver. Des serviteurs désarmèrent Gauvain et l’amenèrent dans la grande salle, devant la tour, où brûlait un très beau feu. Tout autour, il y avait des sièges somptueux, recouverts d’une riche étoffe de soie pourpre. Gauvain remercia son hôte pour tout, car il n’avait nulle intention de le contredire en quoi que ce fût.

« Cher seigneur, dit l’hôte, on prépare ton repas et mes serviteurs s’empressent, sache-le bien. Mais, en attendant, divertis-toi : je veux que tu te sentes heureux et à ton aise. Si quelque chose te déplaît ou te contrarie, n’hésite pas à le dire. » Mais Gauvain lui répondit que tout, dans la maison, le satisfaisait pleinement.

L’hôte se rendit alors dans ses appartements et en revint avec une jeune fille d’une grande beauté. « Voici ma fille », dit l’hôte à Gauvain. Quand il la vit, Gauvain en resta d’abord interdit, puis il se leva et la salua. Quant à la jeune fille, elle fut encore plus stupéfaite devant la grande beauté de Gauvain et la perfection de son attitude. Elle lui adressa cependant quelques paroles de bienvenue. Alors l’hôte invita Gauvain à prendre la main de la jeune fille en disant : « Seigneur, j’espère que ma fille ne te déplaît pas, car je n’ai pas de plus agréable divertissement à te proposer pour ton plaisir et ton agrément. Je pense qu’elle saura fort bien, si elle le veut, se montrer une bonne compagne, et je lui ordonne en ta présence de faire siens tous les désirs que tu pourrais exprimer. »

Gauvain, prenant bien garde de ne point contredire son hôte, le remercia vivement. Et l’hôte les quitta pour aller voir à la cuisine si le repas était bien préparé. Gauvain s’assit à côté de la fille, fort embarrassé, mais lui parlant en termes mesurés de façon à éviter de lui causer le moindre déplaisir. Mais, dans ses paroles, il sut si bien suggérer ses sentiments que la jeune fille ne put douter qu’il était amoureux d’elle. « Seigneur, lui dit-elle enfin, j’ai bien entendu que mon père m’a interdit de te refuser quoi que ce soit. Et pourtant – comment te le dire ? – si je consentais à faire ce que tu désires, l’issue en serait bien mauvaise et c’est par ma faute que je t’aurais trahi et causé ta mort. Voici donc le conseil que je vais te donner : garde-toi de tout acte déplacé, et quoi que te dise mon père, ne le contredis jamais, car si tu le faisais, tu attirerais sur toi de grands malheurs. Et surtout, ne donne pas l’impression qu’on t’a mis en garde, car tu le paierais très cher ! »

L’hôte revint alors de la cuisine et invita Gauvain à passer à table. On fit demander l’eau[47]. Les serviteurs apportèrent de nombreux plats de viande et de poisson, de venaison et d’oiseaux rôtis, avec du pain très blanc. Gauvain mangea avec beaucoup de plaisir et but du très bon vin qu’on lui versait dans une coupe en or. Puis, quand le repas fut terminé, l’hôte déclara qu’il voulait aller faire une promenade dans les bois de son domaine et invita Gauvain à rester près de la jeune fille et à se divertir avec elle. Il lui enjoignit même de ne pas s’en aller tant qu’il ne serait pas revenu. Gauvain comprit bien qu’il lui fallait demeurer là et assura son hôte qu’il n’avait aucune envie de partir. Là-dessus, l’hôte monta en selle et s’éloigna.

Gauvain et la jeune fille passèrent tout l’après-midi à deviser de choses et d’autres. Quand l’hôte revint, la nuit commençait à tomber. Gauvain et la jeune fille, la main dans la main, se levèrent pour le saluer. Il leur dit qu’il s’était hâté de revenir, car il avait eu peur que, s’il s’attardait, Gauvain ne s’en allât. Puis l’hôte demanda aux serviteurs ce qu’il y aurait à manger. « Il conviendrait, dit la jeune fille, de demander seulement des fruits et du vin, car nous avons beaucoup mangé déjà aujourd’hui. » Il en fut ainsi. On apporta la collation et les serviteurs versèrent abondamment différentes sortes de vin. « Seigneur, dit l’hôte à Gauvain, réjouis-toi et dis-toi bien que je me suis souvent ennuyé en recevant un invité qui ne s’amuse pas et ne dit pas ce dont il a envie. – Seigneur, répondit Gauvain, sois sûr que je me sens parfaitement à l’aise. »

Quand ils eurent fini de manger et de boire, l’hôte appela ses serviteurs et leur ordonna de préparer les lits. « Je coucherai ici même, dit-il, et ce chevalier couchera dans mon lit. Ne le faites pas trop étroit car ma fille couchera avec lui. C’est, je pense, un bon chevalier, et elle sera contente de lui. » Gauvain et la jeune fille remercièrent l’hôte et firent semblant d’être très contents. Mais Gauvain se sentait fort mal à l’aise : il craignait en effet un piège. Mais il ne pouvait refuser, car alors il aurait contredit son hôte.

Celui-ci prit Gauvain par la main et le conduisit dans la chambre. La jeune fille au teint si frais les suivit. La chambre était toute parée de tentures, et douze cierges, disposés autour du lit, brûlaient en répandant une vive clarté. Le lit était très beau et très riche, garni de draps blancs et de somptueuses couvertures. « Seigneur, dit encore l’hôte, c’est là que vous allez coucher tous les deux. Toi, ma fille, tu feras fermer les portes, car je sais qu’en de telles circonstances on n’a pas besoin de témoins. Je t’ordonne cependant de ne pas éteindre les cierges, car je veux qu’il puisse te contempler dans toute ta beauté et que toi-même tu puisses voir combien il est beau. » Sur ce, il quitta la chambre, et les portes furent fermées.

Gauvain s’était couché. La jeune fille s’approcha du lit et y entra toute nue, sans se faire prier le moins du monde. Toute la nuit, elle fut ainsi entre les bras de Gauvain. Il la couvrait de baisers et la serrait avec tendresse. Mais il arriva un moment où son échauffement fut tel qu’il sentait ne plus pouvoir résister. Quand elle comprit ce qu’il voulait, la jeune fille murmura : « Seigneur, de grâce ! Même dans cette chambre, je suis sous bonne garde ! » Gauvain regarda autour de lui, mais il ne vit personne. « Qu’est-ce donc qui peut m’interdire de satisfaire le désir que j’ai de toi ? demanda-t-il. – Vois-tu cette épée qui est suspendue au-dessus du lit, dont les attaches sont d’argent, le pommeau et la garde d’or fin ? – Oui, je la vois », répondit Gauvain.

La jeune fille lui dit alors : « Apprends que cette épée de grande valeur a tué déjà de nombreux chevaliers, au moins une vingtaine dans cette chambre. J’ignore pourquoi mon père agit ainsi, mais c’est un fait : aucun chevalier qui entre ici n’en sort vivant. Mon père leur réserve à tous un excellent accueil, comme à toi aujourd’hui, mais dès qu’il peut leur reprocher la moindre faute, il les tue sans pitié. Sais-tu comment ? Si, d’une manière ou d’une autre, le compagnon qui partage mon lit tente de me pénétrer, l’épée tombe et le frappe en plein corps. Et s’il tente de s’en approcher et de la saisir, elle jaillit aussitôt du fourreau et vient le percer. Cette épée a une telle vertu qu’elle me tient toujours sous sa garde. J’aurais pu ne pas te prévenir, mais je serais très malheureuse si tu mourais à cause de moi. »

Gauvain se trouvait dans le plus grand embarras. Il n’avait jamais entendu parler d’un péril de cette nature, et il se demandait si la jeune fille ne lui avait pas dit cela pour se protéger et l’empêcher d’aller plus loin dans le jeu d’amour. De plus, il avait une forte envie de la jeune fille, et d’autre part, il se disait que s’il se dérobait, il serait ridiculisé, car on finirait bien par savoir qu’il s’était trouvé nu à nue dans un lit avec la plus belle fille du monde en s’abstenant de jouir d’elle. Il lui paraissait donc préférable de mourir glorieusement plutôt que de vivre plus longtemps dans le déshonneur. « Belle, dit-il, rien n’y fait. Je suis dans un tel état qu’il me faut devenir ton amant ! – Du moins, tu ne pourras rien me reprocher », répondit-elle. Il la serra alors de si près qu’elle poussa un cri. Aussitôt, l’épée surgit du fourreau et vint frôler le flanc de Gauvain, lui arrachant un morceau de peau. La blessure était superficielle, mais l’épée traversa les couvertures et les draps et s’enfonça jusqu’au matelas. Puis elle remonta et revint se placer dans le fourreau.

Gauvain en demeura tout interdit. « Tu as vu que je ne mentais pas, dit la jeune fille. Et ce n’était pas pour me dérober à toi que je t’ai averti ! » Gauvain se plongea dans d’amères pensées. Les cierges brûlaient toujours dans la chambre et répandaient leur clarté sur le corps de la jeune fille. Gauvain voyait la finesse de sa peau, la blondeur de ses cheveux, la finesse de ses sourcils, le charme de ses lèvres, le velouté de son cou et de sa poitrine. Non, décidément, il ne pouvait plus résister. Il s’approcha d’elle, la serra très fort dans ses bras et il se préparait à la pénétrer quand l’épée surgit encore de son fourreau, tomba et vint le frapper d’un coup plat sur la nuque. Mais, ce faisant, elle vacilla un peu et toucha l’épaule droite, lui cisaillant trois doigts de peau. Puis elle se ficha dans la couverture de soie avant de remonter et de reprendre sa place dans le fourreau. Gauvain, qui se sentait légèrement blessé, comprit qu’il valait mieux ne pas insister, et le reste de la nuit se passa sans incident. Cependant, ni lui ni la jeune fille ne purent dormir.

Dès que le jour parut, l’hôte se leva très vite et vint à la chambre. Il ne resta pas silencieux mais appela à haute voix. La jeune fille se leva, ouvrit la porte, puis revint s’allonger toute nue auprès de Gauvain. Quand il vit les deux jeunes gens tranquillement étendus, il leur demanda comment ils allaient. « Très bien, merci, répondit Gauvain. – Comment ? reprit l’hôte, tu es encore en vie ? – Tu le vois bien, dit Gauvain. Je n’ai rien fait qui pût entraîner ma mort, et si, dans ta demeure, tu me faisais subir de mauvais traitements sans le moindre motif, ce serait une injustice. » Cependant l’hôte s’était approché du lit. Il vit nettement la couverture déchirée et les draps tachés de sang. « Explique-moi d’où provient ce sang ! s’écria-t-il. – Seigneur, répondit Gauvain, l’épée m’a blessé en deux endroits, mais ce sont des blessures sans gravité. – C’est bon, dit l’autre. Je vois que tu n’es pas mort. Mais si tu veux retrouver ta liberté, il faut que tu me dises de quel pays tu es et quel est ton nom. – Volontiers, seigneur. Je suis Gauvain, fils du roi Loth d’Orca-nie, et mon oncle est le roi Arthur. »

L’hôte s’était subitement radouci et semblait ne manifester aucune mauvaise intention. « Sur ma foi, dit-il, je sais que tu es un bon et brave chevalier, et qu’il n’y en a pas de meilleur par le vaste monde. Sache que si je vous ai mis à l’épreuve, toi et les chevaliers qui ont couché avant toi dans ce lit, c’était pour que le meilleur d’entre vous pût se manifester. C’est cette épée qui devait me le révéler, car je savais qu’elle l’épargnerait. Or, elle a bien fait ses preuves, et puisque Dieu l’a voulu ainsi, je ne saurais trouver meilleur homme que toi pour lui donner ma fille. Je te la donne donc très loyalement, et plus jamais tu n’auras à redouter quelque chose de ma part. De plus, je te fais don à tout jamais de cette forteresse et de toutes les terres qui en dépendent. Fais-en ce que bon te semble. – Seigneur, répondit Gauvain, c’est avec grande joie que j’accepte cette jeune fille et le domaine que tu m’offres. Sois bien sûr que j’en ferai bon usage ! »

La nouvelle se répandit dans le pays qu’était venu un chevalier qui voulait prendre la jeune fille et que l’épée avait à deux reprises atteint sans lui faire de mal. Les gens du pays accoururent, pleins de joie, à la forteresse, et la journée se passa en festins et réjouissances. Le vin y fut distribué largement et les musiciens furent de la fête, les uns chantant de beaux récits, les autres faisant danser la compagnie. Quant aux chevaliers, ils jouaient au trictrac ou aux échecs, ou bien disputaient une partie de dés. Tout le monde se divertit jusqu’au soir. Il y eut en abondance oiseaux rôtis et fruits, et toutes sortes de bons vins.

Lorsqu’ils eurent agréablement dîné, ils allèrent rapidement se coucher et ils conduisirent Gauvain et la jeune fille jusqu’à la chambre où ils avaient passé la nuit précédente. L’hôte accompagna également les jeunes gens. Puis, sans manifester la moindre opposition, il quitta la pièce et referma la porte sur eux. Mais, cette nuit-là, il n’y eut point d’épée dégainée hors de son fourreau ! Gauvain put satisfaire tous ses désirs, et l’histoire raconte que la jeune fille ne s’en plaignit pas.

Gauvain demeura plusieurs semaines en cette forteresse perdue, et cela dans la joie et l’allégresse. Puis il pensa que son séjour avait assez duré, et qu’il devait aller se présenter à la cour du roi Arthur, son oncle. Il alla trouver son hôte et lui demanda la permission de partir en compagnie de sa fille. L’hôte lui accorda bien volontiers cette permission, d’autant plus qu’il se sentait flatté que Gauvain emmenât sa fille chez le roi Arthur. Gauvain reprit les armes avec lesquelles il était arrivé et partit en prenant congé de son hôte, se félicitant de l’aventure qu’il avait vécue.

Mais dès qu’ils furent dehors, la jeune femme arrêta sa monture et Gauvain lui en demanda la raison. « Seigneur, dit-elle, j’ai oublié quelque chose de très important. Je quitterais ce pays avec beaucoup de regret si je n’emmenais avec moi les lévriers que j’ai élevés et qui sont de bonne race et très beaux. Il n’y en a pas de plus rapides et leur robe est plus blanche que la plus blanche des fleurs. » Gauvain fit demi-tour et revint dans la forteresse. L’hôte lui demanda pourquoi il revenait si vite. « Seigneur, répondit-il, c’est parce que ta fille a oublié ses lévriers et qu’elle ne veut pas partir sans eux. » L’hôte fit alors venir les chiens et les remit à Gauvain. Celui-ci vint aussitôt rejoindre la jeune femme avec les lévriers. Puis ils se mirent en route et traversèrent la forêt.

C’est alors qu’ils virent arriver un chevalier monté sur un cheval bai, robuste et plein d’ardeur. L’homme chevauchait à vive allure et, quand il fut parvenu à leur hauteur, il éperonna son cheval et, sans prononcer un mot, se jeta entre Gauvain et la jeune femme dont il saisit la monture par les rênes. Puis il fit aussitôt demi-tour et elle, sans qu’il lui eût demandé quoi que ce fût, le suivit sans hésiter. Saisi de colère, Gauvain se précipita à la poursuite du ravisseur. Mais il pensait qu’il n’avait d’autres armes que son bouclier, sa lance et son épée tandis que l’autre était bien équipé, robuste, de grande taille et plein d’agressivité. Néanmoins, Gauvain se jeta contre son adversaire, la lance tendue, et s’écria : « Rends-moi mon amie ou montre-moi ton courage ! Bien que je sois peu armé devant toi, je te provoquerai au combat et tu seras obligé de me rendre raison de ton forfait ! »

L’inconnu s’arrêta, souleva sa visière et répondit : « Je n’ai nulle envie de me battre avec toi, et si je me suis mal conduit, ce que tu prétends, je ne suis pas prêt à t’en demander pardon. Cette femme a été mienne bien avant ce jour et je ne fais que réclamer ce qui m’appartient. Et si tu veux confirmation de ce que je te dis, je peux te proposer une solution. Laissons cette femme sur ce chemin et allons-nous-en chacun de notre côté. Elle décidera alors elle-même lequel d’entre nous elle préfère. Si elle veut partir avec toi, je te la laisserai, je t’en donne ma parole. Mais si elle décide de venir avec moi, il est juste que tu reconnaisses qu’elle est mienne ! »

Gauvain accepta d’emblée la proposition. Il avait une telle confiance dans la jeune femme et avait tant d’amour pour elle qu’il était persuadé qu’elle ne l’abandonnerait pour rien au monde. Les deux hommes la laissèrent donc au milieu du chemin et s’en allèrent, l’un à droite et l’autre à gauche. La jeune femme les regarda tous les deux et se mit à réfléchir, ce qui étonna grandement Gauvain. Elle savait bien quelle était la prouesse de Gauvain, notamment lorsqu’il était au lit, mais elle voulait savoir si l’autre chevalier était aussi preux et aussi vaillant[48]. Et c’est vers lui qu’elle se dirigea, sans un regard pour Gauvain.

« Seigneur, dit alors le chevalier, il n’y a pas de contestation possible : cette jeune femme a choisi librement qui elle voulait – Certes, répondit Gauvain, profondément ulcéré. Que Dieu me maudisse si je conteste quoi que ce soit et si je me bats pour qui se moque de moi ! » Et il s’en alla à travers la forêt en emmenant avec lui les lévriers.

Cependant, au bout d’une lande, la jeune femme s’arrêta brusquement et le chevalier lui en demanda la raison. « Seigneur, répondit-elle, je ne serai jamais ton amie tant que je n’aurai pas repris possession de mes lévriers que ce chevalier, là-bas, emporte avec lui. – Tu les auras ! » s’écria-t-il. Et il piqua des deux pour rejoindre Gauvain. « Pourquoi emportes-tu ces lévriers qui ne t’appartiennent pas ? demanda-t-il. – Seigneur, répondit Gauvain, je les considère comme miens, et si quelqu’un vient me les disputer, je devrai les défendre comme mon bien propre. Mais si tu veux mon avis, il serait bon de recourir à l’épreuve que tu m’as proposée tout à l’heure lorsque nous avons mis la jeune femme au milieu du chemin pour savoir avec qui elle irait. » Le chevalier dit qu’il acceptait la proposition. Il pensait en effet que si les lévriers venaient de son côté, il se les approprierait sans combattre, et que, de toute façon, s’ils allaient de l’autre côté, il serait bien temps pour lui de les conquérir par la force. Ils laissèrent donc les bêtes au milieu du chemin. Alors les lévriers se précipitèrent vers Gauvain et lui firent fête. Gauvain les flatta longuement du geste et de la voix, tout heureux que les chiens eussent choisi sa compagnie.

Et comme la jeune femme arrivait, furieuse de voir que ses lévriers étaient autour de Gauvain, celui-ci dit encore : « J’ai fait tout ce que cette femme m’a demandé et je lui ai donné mon amour. Voilà la façon dont elle me récompense ! Mais ces chiens, je les ai connus dans la forteresse de son père. Je les ai caressés et ils m’ont donné leur amitié. Les chiens sont une chose, et les femmes une autre ! Sachez donc qu’un animal ne trahira jamais un humain qui lui a donné son amitié et à qui il a promis son affection. Les lévriers ne m’ont pas abandonné. Je peux donc prouver ainsi qu’ils sont à moi et que leur amitié m’est plus précieuse que le faux amour que cette femme a manifesté envers moi ! »

Mais l’autre chevalier se montra de plus en plus arrogant. « Ton discours ne m’intéresse pas ! s’écria-t-il. Donne-moi les chiens ou prépare-toi à te défendre ! » Gauvain saisit alors son bouclier et le plaça contre sa poitrine. L’autre se précipita sur lui et tous deux s’affrontèrent de toute la force de leurs chevaux. Bientôt, Gauvain fit vider les étriers à son adversaire et, sautant à bas de sa monture, il le poursuivit l’épée à la main. Il y mit toute sa rage, car le tort et l’insulte qu’il venait de recevoir excitaient sa haine. Il le malmena et maltraita si fort que, soulevant le pan du haubert de son adversaire, il lui perça le flanc de sa bonne épée. Sa vengeance assouvie, il abandonna le corps sans un regard pour le cheval, le haubert et le bouclier. Il alla appeler les lévriers, puis courut reprendre son cheval. Il sauta en selle sans plus attendre.

« Seigneur ! s’écria la jeune femme. Au nom de Dieu, ne me laisse pas seule ! Ce serait un acte ignoble ! Si j’ai manqué de sagesse, ne m’en fais pas reproche ! Je n’ai pas osé te suivre parce que j’ai eu très peur quand j’ai vu que tu étais très mal équipé alors que ton adversaire était parfaitement armé ! » En entendant ces paroles, Gauvain se mit à rire. Puis il dit : « En vérité, qui veut récolter un autre blé que celui qu’il a semé, ou qui attend d’une femme autre chose que ce qu’elle est par nature, n’a pas de sagesse ! Ta compassion ne visait pas à préserver ma vie ou mon honneur, elle avait une tout autre source. Je n’ai plus aucune raison de t’écouter et je te laisse en tête à tête avec toi-même ! »

Sur ce, Gauvain bondit dans la forêt, suivi par les lévriers qui aboyaient joyeusement. Il abandonnait ainsi la jeune femme et ne sut jamais ce qui lui était arrivé par la suite. Il reprit la bonne direction, méditant sur l’aventure qu’il venait de vivre et se promettant d’être vigilant à l’avenir à propos de la fausseté de certaines femmes. Et, après avoir chevauché longuement, toujours en compagnie de ses chiens, il se trouva bientôt aux alentours immédiats de la forteresse de Kaerlion sur Wysg où résidait son oncle, le roi Arthur.

Cette nuit-là, Arthur était au lit avec Gwendolen. Tout à coup, celle-ci se réveilla et dit à Arthur : « J’ai eu un songe. Un jeune étranger est en ce moment même sur le chemin de Kaerlion, et je sais que ce jeune étranger prouvera une valeur supérieure à la tienne. J’ai vu qu’il me donnait un anneau d’or et qu’il me présentait deux chevaux qu’il avait conquis en combat singulier. » Ainsi parla Gwendolen, et Arthur en fut grandement troublé. Car le roi, en ce temps-là, avait coutume de se mesurer avec tous ceux qui avaient la prétention d’entrer dans sa forteresse sans y avoir été invités par lui, afin d’y être acceptés comme ses compagnons. Or, comme Gwendolen venait de se rendormir, Arthur sortit du lit bien doucement, de façon à ne pas troubler son sommeil, fit préparer son cheval et ses armes, franchit la porte de Kaerlion et s’en alla au hasard dans la forêt.

C’est près d’un ruisseau en crue qu’il rencontra un jeune inconnu qu’accompagnaient quelques lévriers de bonne race. Arthur défia le jeune chevalier, et celui-ci, qui était en train de boire dans le ruisseau, se redressa bien vite, saisit son bouclier et son épée et se mit en garde. Tous deux se battirent avec ténacité au milieu du gué. Au bout d’un certain temps, Arthur fut désarçonné et l’inconnu, sans plus s’occuper de lui, saisit le cheval du roi par la bride et l’entraîna dans les profondeurs de la forêt, toujours suivi par ses chiens.

Mais Arthur ne savait pas que le fidèle Kaï, inquiet de voir son frère de lait sortir en pleine nuit sans compagnon, l’avait suivi et avait assisté au combat. N’écoutant que sa bravoure, Kaï se précipita vers le jeune inconnu et le provoqua sans délai. L’autre se mit en garde et lui rendit coup pour coup et Kaï ne fut pas plus heureux qu’Arthur : il fut lui-même désarçonné ; et l’inconnu, sans plus s’occuper de lui, saisit son cheval par la bride et l’emmena avec lui dans la forêt.

Arthur et Kaï étaient bien ennuyés et honteux d’avoir été déconfits de telle sorte. En plus, ils étaient tombés dans le gué et se trouvaient mouillés jusqu’aux os. En maugréant, ils rentrèrent à pied dans la forteresse, un peu avant l’aube, tous deux fourbus et la mort dans l’âme. Arthur regagna sa chambre où il pensait pouvoir prendre un peu de repos, mais Gwendolen s’était réveillée. Quand elle vit arriver le roi tout trempé, elle lui demanda ce qui s’était passé. Arthur n’aurait jamais voulu lui avouer qu’il venait de se faire désarçonner par un jeune inconnu qui lui avait pris son cheval. Aussi inventa-t-il une histoire : ne pouvant dormir, il était allé se promener aux abords de la forteresse et il était tombé dans une fontaine en se penchant pour boire. Gwendolen fit semblant de le croire, car elle se doutait bien que son rêve était pour quelque chose dans l’aventure d’Arthur. Mais celui-ci se recoucha et s’endormit.

Tôt le matin, alors que le roi dormait encore, un jeune homme de bonne allure, au regard franc et loyal, aux vêtements richement ornés, se présenta à la cour. On le fit entrer, et c’est Gwendolen qui le reçut. Alors, le jeune homme, après s’être incliné devant la femme, lui remit un anneau d’or et lui présenta deux chevaux qu’il disait avoir conquis en combat singulier. Gwendolen se contenta de remercier le nouvel arrivant et elle alla réveiller Arthur. Le roi reconnut évidemment son cheval et celui de Kaï, et il ne put, devant Gwendolen, cacher plus longtemps la mésaventure qui lui était arrivée durant la nuit. Enfin, il demanda au jeune homme d’où il venait et qui il était. « Je viens de très loin afin d’être admis au nombre de tes compagnons, roi Arthur, et je suis confus de t’avoir maltraité de la sorte cette nuit, car je ne savais pas qui tu étais. Je me suis contenté de me défendre. – Tu as bien fait, dit Arthur, et je dois reconnaître que ton habileté et ta vaillance me surprennent, comme elles ont surpris mon frère Kaï, auquel tu t’es opposé immédiatement après, lorsqu’il a voulu me venger. » On fit venir Kaï et celui-ci fit la paix avec le jeune homme, avouant qu’il n’avait jamais été vaincu aussi vite par un adversaire.

« Mais qui es-tu donc ? » demanda Arthur. Le jeune chevalier sortit un rouleau de parchemin de son vêtement. « Voici, dit-il, un acte qui te prouvera que je suis de ta famille, roi Arthur. Je suis en effet Gauvain, fils du roi Loth d’Orcanie et de la reine Anna, ta propre sœur. Étant ton neveu, je viens me remettre à toi et te demander de faire partie de tes compagnons les plus fidèles pour la plus grande gloire du royaume. – C’est bien, dit le roi. Sache, mon neveu, que tu es le bienvenu[49]. »

À ce moment, un échiquier de toute beauté apparut dans la salle où se trouvait Arthur. D’une façon prodigieuse, cet échiquier entra par la fenêtre ouverte, voleta à travers la pièce et ressortit pour disparaître. Tous ceux qui étaient là furent stupéfaits d’une telle merveille et ne pouvaient expliquer comment cela s’était produit. « Mon royaume ! s’écria Arthur. Je ferai héritier de mon royaume celui qui me rapportera cet échiquier magique ! » Mais ils étaient tous tellement ébahis que personne ne se hasarda à répondre. À la fin, ce fut le jeune Gauvain qui parla : « Mon oncle ! je suis prêt à tenter l’aventure ! – Va ! lui répondit le roi, et que Dieu te protège de tous les maléfices que tu rencontreras sûrement. »

Gauvain se précipita hors de la salle, et il eut le temps de voir l’échiquier qui volait au-dessus des remparts. Son cheval, qu’on appelait le Gringalet[50], se trouvait là tout sellé. Gauvain sauta sur le dos du cheval et, tandis qu’on baissait le pont-levis, il s’élança dans la prairie qui s’étendait devant la forteresse, ne perdant pas de vue l’échiquier qui tournoyait au-dessus des arbres de la forêt toute proche.

Piquant des deux, Gauvain poursuivit l’échiquier durant une bonne partie de la journée. Chaque fois qu’il voyait l’échiquier perdre de la hauteur et s’égarer à travers les branchages, il accélérait l’allure du Gringalet, mais c’était peine perdue, car lorsqu’il parvenait à proximité, l’échiquier semblait bondir, comme projeté par une force invisible, et la course folle reprenait, plus ardente que jamais. Le soir tombait quand Gauvain arriva au pied d’une montagne très sombre. Sur les flancs de cette montagne s’ouvrait une caverne qui paraissait profonde : l’échiquier y vola et disparut à l’intérieur, tandis que les parois se refermaient avec un grand fracas. Mais Gauvain avait eu le temps d’y pénétrer immédiatement après l’échiquier ; et il se trouvait maintenant au cœur de la montagne, dans un souterrain profond et noir où il ne pouvait rien distinguer.

Il mit pied à terre et, tenant son cheval par la bride, il avança prudemment, à petits pas, tendant sa main pour palper la paroi et s’assurer que le passage était suffisant pour lui et pour le Gringalet. Il aperçut alors une lueur, assez loin devant lui. Il se dirigea vers elle d’un pas plus rapide et plus assuré, parvenant bientôt dans un immense espace où brûlaient des feux dont la fumée noircissait la voûte. Mais il n’y avait plus aucune trace de l’échiquier.

Gauvain se demandait ce qu’il allait bien pouvoir faire, quand il entendit des rugissements. Il vit alors un horrible dragon se précipiter vers lui, lançant des flammes par sa gueule béante. Se protégeant de la chaleur grâce à son bouclier, il n’hésita pas à se lancer en avant, son épée tendue devant lui. C’est ainsi qu’il accula le dragon à la paroi et fut assez heureux pour enfoncer son épée jusqu’à la garde dans la poitrine du monstre. Celui-ci poussa des hurlements épouvantables et s’écroula sans vie sur le sol rugueux. Mais aussitôt, d’une anfractuosité qui se trouvait du côté opposé, un autre dragon, aussi effrayant, surgit et vint l’attaquer. Gauvain se résolut à tenter la même manœuvre, et il parvint ainsi à se débarrasser rapidement du deuxième monstre.

Épuisé par le combat, Gauvain s’allongea et reprit son souffle. Les grands feux continuaient de brûler comme auparavant, comme si le combustible était inépuisable. Gauvain se plongea dans de tristes pensées : cette double victoire lui avait permis d’écarter un danger immédiat, mais il se trouvait bel et bien enfermé dans le flanc de la montagne. Il fallait trouver un moyen de sortir de là, et aussi de retrouver l’échiquier magique. Quand il se fut suffisamment reposé, Gauvain se leva, prit son cheval par la bride et se décida à suivre le souterrain par lequel étaient venus les deux monstres. C’était un sombre couloir infesté de vapeurs suffocantes. Courageusement, Gauvain avançait à pas rapides, et bientôt, il eut la surprise de déboucher en plein air, dans une large vallée verdoyante, où chantaient des oiseaux de toutes espèces. Au fond de la vallée, il y avait un lac, et de l’autre côté du lac, une forteresse de pierre grise se dressait vers le ciel.

Gauvain remonta sur son cheval et, contournant le lac, il arriva à la porte de la forteresse. Sans qu’il eût à demander quoi que ce fût, on lui baissa le pont-levis, et des serviteurs vêtus de riches habits brodés vinrent à sa rencontre. « Bienvenue à toi », dirent-ils. Ils le désarmèrent et conduisirent le cheval à l’écurie. Puis, toujours avec courtoisie, ils l’invitèrent à les suivre dans la grande salle où l’attendait le maître des lieux. Celui-ci était assis sur un trône d’argent serti de pierres précieuses d’où émanait une grande lumière. Cet homme était de taille moyenne, avec des cheveux très noirs et une longue barbe qui commençait à grisonner. Il portait un manteau d’écarlate, et sur sa tête une couronne d’or scintillait. Lorsqu’il vit entrer Gauvain, il se leva et dit : « Bienvenue à toi, chevalier, qui que tu sois. Il était dit depuis longtemps que seul le chevalier le plus courageux du monde pouvait franchir les souterrains de la montagne sans connaître la peur. Tu te trouves ici au Château des Merveilles et l’on m’appelle moi-même le Roi Merveille. »

Le roi fit asseoir Gauvain sur un siège recouvert de fourrures, et des serviteurs vinrent apporter des rafraîchissements. Ils devisèrent tous deux de choses et d’autres ; puis Gauvain expliqua sa présence en disant qu’il était à la recherche d’un étrange échiquier qui était apparu dans la forteresse du roi Arthur et qui avait la propriété de voler dans les airs. « Cet échiquier m’appartient, dit le Roi Merveille, mais si tu veux bien accomplir la mission que je vais te confier, c’est très volontiers que je t’en ferai don. – Comment cela ? demanda Gauvain. – Ce n’est pas difficile, dit le roi. Si tu suis la rivière, au fond de la vallée, tu parviendras au pied d’une forteresse où réside le roi Amoran. Or, le roi Amoran possède une épée à deux renges, qui a la particularité de rendre invincible celui qui la tient. Arrange-toi pour te faire remettre cette épée par le roi Amoran, et donne-la-moi. Tu auras l’échiquier en échange. – Je le ferai », dit Gauvain.

Le lendemain, de bon matin, après avoir passé la nuit au Château des Merveilles, Gauvain partit sur le Gringalet et suivit la rivière qui coulait au fond de la vallée. Après avoir chevauché ainsi une partie de la journée, il déboucha dans une grande plaine où paissaient de nombreux troupeaux. Et, de l’autre côté de la plaine, il aperçut une forteresse de pierre rouge qui brillait dans les rayons du soleil. C’est vers la forteresse qu’il se dirigea, et quand il fut parvenu à l’entrée, il demanda à voir le roi Amoran. On baissa le pont-levis, on l’invita à pénétrer à l’intérieur, et, sans plus attendre, on le conduisit près du roi Amoran.

Celui-ci se promenait le long des remparts avec quelques-uns de ses familiers. Gauvain salua le roi. « Qui es-tu, étranger ? demanda Amoran. – Je n’ai jamais caché mon nom, répondit Gauvain. Je suis Gauvain, fils du roi Loth d’Orcanie, et mon oncle est le roi Arthur. – C’est bien, dit Amoran. Je connais le roi Arthur de réputation et je sais que c’est un preux chevalier, un homme juste, et qui possède de grandes richesses. Viens-tu ici de sa part, ou bien es-tu simplement égaré dans ce pays ? – C’est pour moi-même que je suis venu te trouver, répondit Gauvain, car j’ai entendu dire que tu avais une épée à deux renges qui a cette particularité de rendre invincible celui qui la brandit dans les combats. – C’est la vérité. Et je suppose que tu es là pour me demander de te donner cette épée. – Oui », dit Gauvain.

Le roi Amoran l’entraîna à l’écart. « Écoute, lui dit-il, si tu fais le serment de m’aider, je te donnerai l’épée. – Que veux-tu que je fasse ? demanda Gauvain. – Eh bien, voici : je suis amoureux d’une jeune fille qui est très belle, mais que son père retient prisonnière dans une forteresse imprenable. Cette jeune fille porte le nom d’Isabelle, et son père est le roi Assentin, qui est un grand magicien. Mais il sait qu’il perdra tous ses pouvoirs le jour où sa fille partagera le lit d’un homme. C’est pourquoi il la tient enfermée dans une forteresse entourée de douze murs, chacun muni d’une porte de métal, chaque porte étant gardée par quatre-vingts hommes armés. Mais, à l’intérieur, se trouve un verger merveilleux, avec des arbres qui donnent des fruits toute l’année et une fontaine dont les eaux rendent la jeunesse et la beauté à quiconque en boit. – Cette forteresse est-elle loin d’ici ? demanda Gauvain. – Seulement à quelques lieues, répondit Amoran. Voici ce que je te propose. Je vais te remettre l’épée invincible et tu me feras le serment de me ramener la jeune Isabelle. Mais je t’avertis qu’il te faudra beaucoup de courage, car les sortilèges d’Assentin sont redoutables. – Sur mon âme, dit Gauvain, je jure de te ramener celle que tu aimes ! »

Le lendemain, le roi Amoran accompagna Gauvain jusqu’à la poterne. Là, il lui donna l’épée à deux renges. Puis, après avoir ceint l’épée à sa ceinture, Gauvain prit congé de son hôte et sauta sur son cheval. Il traversa des pâtures verdoyantes et suivit un chemin empierré à travers une forêt très sombre. Parvenu à un carrefour, il entendit des cris de femme. Il s’arrêta et regarda autour de lui. C’est alors qu’il vit un spectacle surprenant : sur le chemin perpendiculaire à celui qu’il avait emprunté, il y avait un chevalier entièrement vêtu de rouge, et devant lui, sur un cheval aussi, une jeune fille au torse nu, qui poussait des cris lamentables, car le chevalier la faisait avancer en la fouettant. Et son dos était couvert de sang. Gauvain se dirigea vers eux. « Chevalier ! s’écria-t-il. Que se passe-t-il ici ? – Mêle-toi de tes affaires, répondit l’autre sans cesser de manœuvrer son fouet sur le dos de la jeune fille. – Si tu n’arrêtes pas immédiatement de frapper cette jeune fille, tu devras m’en rendre raison ! reprit Gauvain. – Qu’à cela ne tienne ! » répondit le chevalier en se retournant. Et, lâchant son fouet, il tira son épée et se précipita sur Gauvain. Celui-ci se saisit rapidement de l’épée aux deux renges et se mit en posture de défense. Le choc fut rude, mais le combat ne dura pas longtemps. D’un coup de l’épée merveilleuse, Gauvain transperça son adversaire et le fit tomber à terre. « Je vais mourir, dit le chevalier. Mais, je t’en supplie, entends-moi en confession ! » Gauvain s’agenouilla près de lui et entendit sa confession. L’homme s’affaiblissait et, juste avant de mourir, il murmura : « Pour l’amour de Dieu, je t’en prie, fais-moi enterrer en terre chrétienne et fais dire une messe pour le repos de mon âme… » Gauvain le lui promit.

Il se préoccupa alors de la jeune fille. Elle était épuisée par les mauvais traitements qu’elle avait subis. Gauvain la recouvrit d’une couverture et lui demanda qui elle était, d’où elle venait et pourquoi elle était ainsi maltraitée. « Je suis la nièce d’un vavasseur qui habite de l’autre côté de cette forêt, répondit-elle, et le chevalier que tu as tué m’avait gagnée lors d’une partie d’échecs avec mon oncle. Je ne pouvais pas faire autrement que de le suivre, mais comme je me refusais à lui, il avait décidé de me fouetter jusqu’au moment où j’aurais accepté de coucher avec lui. – Je vais te raccompagner chez ton oncle, dit Gauvain. – Bien volontiers, seigneur », dit la jeune fille.

Ils eurent tôt fait d’arriver à la demeure de l’oncle. Celui-ci fut très heureux lorsqu’il apprit ce qui s’était passé. Il félicita grandement Gauvain et lui offrit l’hospitalité pour le temps qu’il voudrait. « Je te remercie, seigneur, répondit Gauvain, mais je me dois d’accomplir ce pour quoi je suis venu ici. » Il prit congé du vavasseur et de la jeune fille et retourna auprès du corps du chevalier rouge, car il n’avait pas oublié ce qu’il avait promis à son malheureux adversaire. Il chargea le corps sur son cheval et, passant dans un village où se trouvait une petite église, il le fit enterrer dans le cimetière. Puis il demanda au prêtre qui desservait l’église de célébrer une messe pour le repos de l’âme du défunt. Alors Gauvain repartit sur le Gringalet, à la recherche des domaines du magicien Assentin.

Il erra plusieurs jours, traversant des plaines et des vallées, interrogeant les bergers et les villageois qu’il rencontrait. On finit par lui indiquer la bonne direction, et il se trouva bientôt en vue d’une forteresse qui surplombait un ravin très profond et très sombre et qu’on voyait surgir d’un épais brouillard de couleur grise. L’aspect de cette forteresse était terrifiant, d’autant plus qu’on entendait, alentour, des rugissements de bêtes sauvages et qu’on voyait tournoyer dans le ciel des nuées d’oiseaux de proie. Gauvain, évitant de se laisser impressionner, continuait son chemin, bien décidé à aller jusqu’au bout et confiant dans la vertu merveilleuse de l’épée aux deux renges.

Il arriva ainsi au bord d’une rivière. Mais il s’aperçut que c’était une rivière de feu : les flammes en occupaient tout le lit, et il semblait impossible de les franchir. Gauvain longea la rivière, mais plus il allait, plus il s’éloignait de la forteresse, et il ne découvrit aucun pont, aucun endroit où il eût pu passer de l’autre côté. Il pénétra dans un enclos planté de beaux arbres, et où des fleurs répandaient des parfums enivrants. Harassé par sa course et désespéré de ne pas trouver de passage, il s’arrêta, descendit de cheval et s’allongea sous les branches d’un tilleul afin de se reposer. Mais il ne fut pas plus tôt allongé qu’il s’endormit d’un sommeil profond.

Pendant qu’il dormait ainsi, un renard surgit d’un fourré avoisinant et se dirigea vers lui. Le renard commença par lui enlever l’épée qu’il traîna jusqu’à un buisson pour l’y cacher. Puis, de ses dents aiguës, il brisa le bouclier de Gauvain et déchira ses vêtements. C’est alors que Gauvain s’éveilla en sursaut. Il constata l’état dans lequel il était et aperçut le renard près de lui. Comprenant que l’animal était l’auteur de ce forfait, il le saisit de ses mains puissantes et se préparait à l’étrangler quand le renard se mit à parler : « Ne me tue pas, dit-il, car je peux t’aider à trouver ce que tu cherches ! » Gauvain fut bien ébahi. Il lâcha le renard. « Qui es-tu donc ? demanda-t-il. – Je n’ai pas toujours été sous cette forme, dit le renard. J’étais un jeune homme d’une noble famille, mais ma marâtre, qui voulait privilégier son fils à elle, m’a lancé un sortilège. C’est pourquoi je suis sous l’aspect d’un renard. Mais j’ai cependant gardé la voix d’un homme. Écoute-moi bien : si tu me fais confiance, je vais t’indiquer comment pénétrer dans la forteresse du magicien Assentin. Car si tu parviens à le vaincre, le sortilège qui pèse sur moi sera levé. J’ai donc tout intérêt à ce que tu réussisses dans ton entreprise. Si j’ai déchiré tes habits, brisé ton bouclier et caché ton épée, c’était pour voir comment tu pouvais réagir. »

Le renard indiqua à Gauvain la cachette où se trouvait l’épée, puis il le conduisit à un endroit où l’on voyait un grand trou dans le sol. « C’est l’entrée d’un souterrain qui passe sous la rivière de feu et qui te permettra d’arriver sans encombre de l’autre côté. Laisse ton cheval ici : il aura de quoi pâturer dans cet enclos qui m’appartient et dans lequel je ne laisserai entrer âme qui vive. Quand tu auras vaincu le magicien, tu reviendras ici par le même chemin, et tu pourras retrouver ton cheval. Mais fais bien attention à l’endroit où débouche le souterrain afin de le retrouver quand tu voudras revenir. »

Gauvain s’engagea dans le souterrain et marcha longtemps dans l’obscurité, l’épée à la main. Il déboucha entre deux énormes rochers, en face de la première porte de la forteresse. Aussitôt, il fut pris à partie par les gardiens de la porte, mais son épée fit tant de merveilles qu’il en tua une partie et que les autres s’enfuirent. Il en fut de même à la deuxième porte et cela jusqu’à la dixième. Mais quand il eut franchi cette dernière, il se trouva face à face avec le roi Assentin. Le magicien avait un aspect terrifiant. Il attaqua Gauvain de toute sa force et, par magie, il fit sauter des mains de son adversaire l’épée qui rendait invincible. C’est ainsi que Gauvain fut fait prisonnier.

Tout à la joie d’avoir maîtrisé le courageux jeune homme, Assentin le fit charger de chaînes et ne résista pas au plaisir de le montrer, dans toute son humiliation, à sa fille Isabelle. Mais quand celle-ci aperçut Gauvain, son cœur fut tout chaviré. Ce n’était pas seulement la pitié qui la troublait ainsi, mais l’aiguillon de l’amour qui la piquait et la tourmentait, à tel point qu’elle résolut immédiatement de venir en aide à celui qui avait été assez audacieux pour parvenir en plein cœur de cette forteresse. « Mon père, dit-elle, j’ai bien envie de lui faire payer très cher son attitude, et tu sais que je peux être très cruelle lorsque l’idée m’en prend. Laisse-moi m’occuper de lui, tu ne le regretteras pas ! – Pourquoi pas ? dit Assentin qui se sentit soudain très fier de la méchanceté apparente de sa fille. Fais-le souffrir comme tu l’entends, de sorte qu’il regrette d’être né ! »

Isabelle fit enfermer Gauvain dans une pièce à l’écart, éclairée par une simple petite lucarne. Mais comme il y avait un trou à la porte, la jeune fille resta là, silencieusement, pour observer son comportement. Elle entendit Gauvain se lamenter sur son sort et sur l’impossibilité où il était de poursuivre sa mission. « Hélas ! disait-il, je perdrai donc mon honneur, et le roi Arthur apprendra vite que je ne suis pas digne d’être son neveu ! Suis-je donc maudit pour avoir ainsi lâché cette épée grâce à laquelle je pouvais vaincre ce diabolique enchanteur ! Et cela au moment même où je rencontre la plus belle et la plus gracieuse fille du monde, cette Isabelle dont on m’a tant vanté les mérites et dont je ne peux chasser l’image de mon esprit ! » Ces dernières paroles remplirent de joie la jeune fille, car elle savait maintenant que son amour pouvait être payé de retour. La nuit suivante, alors que tout le monde dormait dans la forteresse, Isabelle vint délivrer Gauvain et le conduisit dans sa propre chambre. Là, ils n’eurent pas à parler bien longtemps pour comprendre qu’ils étaient amoureux l’un de l’autre, et ils purent en toute impunité donner libre cours à leur passion.

Cependant, l’un des serviteurs avait été témoin de la délivrance de Gauvain. Il alla prévenir le roi Assentin, et, au matin, celui-ci, accompagné de quelques fidèles, se précipita dans la chambre de sa fille, animé de la plus violente colère. Il fit saisir les deux jeunes gens et les fit enfermer dans un cachot humide où ils furent enchaînés au mur, l’un en face de l’autre, pour qu’ils pussent se voir dans leur misère.

Mais alors que tous deux se demandaient avec angoisse quel sort leur réservait le magicien, ils entendirent un léger bruit derrière le soupirail qui constituait la seule ouverture de ce réduit. Gauvain aperçut avec stupeur un grand oiseau rouge qui s’acharnait à coups de bec et d’ongles sur les barreaux. Bientôt, ceux-ci cédèrent et l’oiseau entra dans le cachot. Il se posa près de Gauvain et, toujours avec son bec et ses ongles, il le débarrassa de ses chaînes. « Qui es-tu donc ? demanda Gauvain. – Ne dis rien, répondit l’oiseau. Je suis l’âme de celui que tu as fait enterrer et pour qui tu as fait célébrer une messe. Je viens payer ma dette envers toi. » Alors l’oiseau délivra de la même façon la jeune Isabelle, puis il s’attaqua à la serrure de la porte. Ils furent bientôt dans les couloirs de la forteresse, l’oiseau voletant devant eux. Il les mena dans une pièce où se trouvaient l’armure de Gauvain ainsi que l’épée aux deux renges. Gauvain s’en saisit avec joie et, accompagné d’Isabelle, il sortit de la forteresse, guidé par l’oiseau. Et celui-ci les abandonna à l’entrée du souterrain avant de disparaître dans le ciel dans un grand tourbillon de lumière.

Gauvain et Isabelle se retrouvèrent dans l’enclos du renard. Celui-ci les attendait. « Maintenant, dit le renard à Gauvain, tu peux me toucher du plat de cette épée. » Gauvain posa l’épée sur le dos du renard : aussitôt celui-ci disparut dans une brume dorée et, quand la brume fut dissipée, ils virent un beau jeune homme blond qui les saluait. « Merci à toi, Gauvain, toi le meilleur des chevaliers ! s’écria-t-il. Grâce à ton courage et à ta ténacité, tu as permis que fût levé le sortilège qui m’accablait. Je vais pouvoir maintenant retourner dans mon pays et demander justice contre celle qui m’avait plongé dans cet état. Quant à vous, ajouta-t-il, je ne peux que vous souhaiter le plus grand bonheur du monde ! » Et il les quitta pour s’enfoncer dans les bois. Gauvain retrouva le Gringalet dans l’enclos. Il y fit monter Isabelle, et tous deux prirent le chemin des domaines du roi Amoran.

Or, quand ils parvinrent à la forteresse, on leur apprit que le roi Amoran venait de mourir. Gauvain se trouvait de ce fait délié de la mission dont le défunt l’avait chargé sous serment : non seulement il pouvait garder l’épée aux deux renges, mais personne ne pouvait s’opposer à ce que la jeune et belle Isabelle restât avec lui. Ils partirent immédiatement pour le Château des Merveilles et, là, le Roi Merveille, comme il l’avait promis, lui donna l’échiquier magique en échange de l’épée qui rendait invincible. Et, toujours accompagné d’Isabelle, Gauvain revint à la cour du roi Arthur, offrant à son oncle, devant tous les chevaliers assemblés, l’échiquier magique qu’il avait eu tant de mal à conquérir. Alors le roi vint à lui, l’embrassa avec chaleur, et dit d’une voix très forte : « Beau neveu, fils de ma sœur, devant tous ces chevaliers qui sont présents, je te déclare le seul héritier de mon royaume ! » Toute l’assistance applaudit et l’on donna, à cette occasion, de grandes fêtes qui se poursuivirent pendant plusieurs jours et plusieurs nuits[51].

Cependant, à quelque temps de là, Arthur tenait cour ouverte devant la forteresse afin que tous ceux du royaume qui avaient à se plaindre de quelque chose pussent se présenter et demander justice. Le roi s’efforçait ainsi de calmer les esprits et d’assurer l’harmonie parmi ses sujets. Et il était déjà tard dans l’après-midi quand les guetteurs annoncèrent qu’une jeune fille solitaire, très avenante et très belle, arrivait à grande allure sur une mule. Mais la mule n’avait qu’un licol pour tout équipage : elle n’avait point de frein[52].

La jeune fille pénétra dans l’assemblée et s’arrêta devant le roi. Là, elle descendit de sa mule, tandis que Kaï, Bedwyr et Gauvain allaient vers elle pour l’aider si elle en avait besoin. Mais elle ne semblait pas d’humeur à se livrer à des mondanités. Elle écarta les chevaliers et s’adressa ainsi à Arthur, d’une voix qu’on sentait pleine de colère : « Roi, tu as la réputation d’être juste et secourable, et tes compagnons sont de courageux chevaliers. Voici ce qui m’amène : comme tu as pu le voir, ma mule n’a pas de frein. C’est qu’on m’a volé ce frein auquel je tenais presque autant qu’à ma propre vie. Et je n’aurai plus de joie tant que je ne l’aurai pas retrouvé ! Alors, je demande solennellement à l’un de tes chevaliers de partir à sa recherche, pendant que moi-même j’attendrai ici qu’il revienne avec l’objet que je désire tant. Ce chevalier n’aura qu’à monter sur ma mule et à se laisser conduire jusqu’à une forteresse qui n’est pas très éloignée d’ici, mais que personne d’entre vous n’a jamais vue. Mais je dois vous prévenir que d’étranges aventures l’y attendront dont il ne pourra se sortir que par sa grande vaillance. Et je promets de donner un baiser à celui qui aura assez de chance pour revenir avec le frein que j’attends. »

Un grand brouhaha traversa l’assemblée. Puis Kaï s’avança devant le roi, auprès de la jeune fille. « Je réclame l’honneur d’y aller », dit-il. Le roi réfléchit un instant. « Puisque tu es le premier à avoir parlé, Kaï, il est juste de te laisser cet honneur. Permets-moi seulement de te rappeler que ton impétuosité t’a toujours attiré des ennuis, et cela malgré ta valeur et ton grand courage. – Ne crains rien pour moi, répondit Kaï, je saurai bien revenir avec le frein. Mais j’aimerais que cette jeune fille m’accordât tout de suite le baiser que je mériterai. » La jeune fille parut très irritée : « Il n’en est pas question, dit-elle. Reviens avec le frein et tu auras ta récompense à ce moment-là. En attendant, monte sur cette mule et laisse-toi conduire. Surtout prends garde de ne jamais la contraindre, de quelque côté qu’elle veuille aller. »

Sans plus attendre, Kaï se fit apporter sa lance, son épée et son bouclier. Il revêtit son haubert et monta sur la mule. Aussitôt, celle-ci détala au petit trot et se dirigea vers la forêt, sous les yeux étonnés de tous ceux qui se trouvaient rassemblés devant la forteresse. Quant à la jeune fille, on vit bien qu’elle demeurait triste et désespérée parce qu’elle doutait fort que Kaï pût réussir dans son entreprise.

Cependant, la mule poursuivait son chemin. Après être sortie de la forêt, elle traversa une grande plaine et s’enfonça dans un bois très touffu et très sombre, sur un sentier qui tournait et retournait sans cesse. Dès qu’elle fut dans le bois, des bêtes surgirent des fourrés, des lions, des léopards, des tigres, ce qui plongea Kaï dans une grande terreur, car il n’avait aucun moyen de se défendre contre leur férocité. Mais, à son grand étonnement, les bêtes sauvages s’agenouillèrent devant la mule, car elles la connaissaient bien comme elles connaissaient la jeune fille à qui elle appartenait. Quant à la mule, elle suivait sans hésiter le sentier, et il était visible qu’elle le fréquentait depuis bien longtemps. C’est ainsi qu’elle sortit de la forêt et qu’elle pénétra dans une très large et très profonde vallée.

Là, la terreur de Kaï redoubla, car, au fur et à mesure que la mule avançait, il voyait surgir d’énormes couleuvres, des serpents de toutes sortes, des scorpions et d’autres bêtes dont la gueule crachait du feu. Et, de plus, il y avait dans cette vallée une puanteur telle qu’il n’en avait jamais senti de semblable, et il y régnait un froid plus intense que celui qu’on aurait pu observer en plein cœur de l’hiver sur le sommet d’une haute montagne. Mais la mule ne semblait prêter aucune attention à ce qui l’environnait. Elle continuait son chemin et déboucha bientôt dans une plaine au milieu de laquelle se trouvait une fontaine très claire et très pure, entourée de fleurs, de pins et de genévriers. La mule s’arrêta et se mit à boire. Kaï descendit lui-même du dos de la bête et s’abreuva longuement, car il était fort altéré. Puis ils reprirent leur chemin.

Ils parvinrent alors au bord d’une grande rivière. Mais Kaï fut très désorienté de la voir aussi large et profonde. Il eut beau longer la rive pendant longtemps, il ne découvrit ni passerelle, ni pont, ni gué. N’y avait-il donc aucun moyen de franchir cette rivière ? À la fin, Kaï vit une planche qui reliait les deux berges, mais c’était une planche de métal très lisse, et si étroite qu’il paraissait impossible de s’y engager sans glisser et tomber au plus profond des eaux noires qui bouillonnaient au-dessous. La mule s’était arrêtée, semblant attendre que Kaï prît une décision. Mais jugeant qu’il risquait sa vie pour peu de chose, Kaï, en maugréant contre la futilité des femmes qui perdent le frein de leur mule, préféra faire demi-tour. Et la mule refit le chemin en sens inverse, traversa la vallée aux bêtes immondes, la forêt où rugissaient les animaux féroces, et finalement se retrouva sur la prairie devant la forteresse de Kaerlion.

Kaï n’était pas très fier. Il s’abstint de tout commentaire et préféra regagner son logis, profondément ulcéré parce que tous ceux qui se trouvaient là étaient les témoins de son échec. Et la jeune fille à la mule se mit à pleurer, se lamentant sur son sort. Le roi Arthur était plutôt agacé par cette situation : il devait aide et assistance à cette jeune fille comme il le devait à tous ceux qui lui réclamaient justice ; mais il pensait qu’un frein de mule ne valait peut-être pas qu’on exposât, pour le retrouver, la vie d’un bon chevalier. « Puisque c’est ainsi, dit-il, je vais y aller. » Mais, alors, Gauvain s’interposa : « Non, mon oncle, dit-il, c’est à moi de partir. Notre honneur à tous est en jeu, et je m’engage, en ton nom, au nom de Kaï et de tous tes compagnons, à réussir cette entreprise. Je ramènerai le frein. » Arthur réfléchit un instant, puis il dit : « C’est bien. Pars, beau neveu, et que Dieu te protège ! »

Gauvain monta sur la mule et la jeune fille lui donna sa bénédiction. Il laissa aller l’animal qui se mit à trotter et s’engagea dans la forêt. En passant dans le bois où rugissaient les bêtes féroces, il fut très étonné, mais ne s’émut guère, car il avait remarqué que les bêtes se gardaient bien d’approcher. Il en fut de même dans la vallée ténébreuse. Et quand il parvint à la planche de métal qui reliait les deux rives de la rivière aux eaux noires, il se dit qu’il fallait passer coûte que coûte.

Il se recommanda à Dieu et frappa la mule. Celle-ci sauta sur la planche. La planche ne céda point sous le poids de l’animal et de l’homme. Il arriva pourtant, en plusieurs endroits, que le pied de la mule glissât et qu’elle se trouvât ainsi sur le point de tomber dans le vide. Gauvain n’était guère rassuré, mais il tenait bon, et c’est sans encombre qu’il atteignit la rive opposée. Là, il respira profondément et remercia Dieu de lui avoir permis de franchir ce mauvais pas. La mule s’était remise en marche dans un sentier qui les mena devant une forteresse très bien située, puissante et belle, encerclée d’un fossé très profond. Et Gauvain remarqua qu’il y avait une palissade faite de gros pieux bien affûtés sur lesquels étaient fichées des têtes d’hommes. Il remarqua également qu’un seul pieu ne portait pas de tête.

Mais Gauvain n’était pas au bout de ses surprises, car en cherchant le moyen d’entrer dans la forteresse, il s’aperçut que celle-ci tournait sur elle-même à une vitesse assez grande, comme si elle avait été bâtie sur un pivot. De ce fait, la porte et le pont qu’on voyait de temps à autre n’étaient jamais à la même place. Il se demandait bien ce que tout cela signifiait, mais il était néanmoins décidé à faire tout ce qui était en son pouvoir pour pénétrer dans les lieux. Il se plaça en position de façon à se précipiter vers la porte dès que celle-ci se trouverait en face de lui. Il était près de bondir, mais à peine la porte se trouva-t-elle devant lui qu’elle dépassa l’endroit à toute vitesse.

Mais cet échec ne fit que renforcer sa détermination. Il attendrait le temps nécessaire, mais il profiterait du moment le plus opportun. Il guetta, les muscles tendus, et quand il vit de nouveau la porte approcher, après avoir calculé la vitesse du mouvement, il piqua la mule avec vigueur. Celle-ci bondit sous l’effet de l’éperon, se jeta à travers la porte et se retrouva ainsi à l’intérieur de la forteresse.

Gauvain se demandait quelle pouvait être cette étrange ville qui se découvrait à ses regards. La mule l’emportait à vive allure à travers des rues désertes. Il n’y avait ni homme, ni femme, ni être vivant. La mule s’arrêta sous l’auvent d’une maison comme si elle avait l’habitude de s’y reposer. C’est alors qu’un nain déboucha d’une ruelle obscure. Quand il fut parvenu au milieu de la rue, il salua Gauvain en disant : « Bienvenue à toi, Gauvain, fils du roi Loth d’Orcanie ! – Comment me connais-tu ? » demanda Gauvain. Le nain ne répondit rien. Gauvain insista : « Et toi, nain, qui es-tu donc ? Quel est ton seigneur, ou quelle est ta dame ? » Mais le nain refusait toujours de répondre. Il disparut dans la ruelle d’où il était venu. Gauvain mit pied à terre. Sous une arche, il remarqua un caveau vaste et profond qui semblait s’enfoncer sous la terre. Il se pencha pour l’examiner de plus près et vit, au sommet d’un escalier de pierre, surgir un homme d’une taille démesurée, portant des vêtements de paysan, la barbe et les cheveux hirsutes. Gauvain remarqua qu’il avait l’air maussade et cruel et qu’il tenait une grande hache à la main. Cependant l’homme le salua poliment et lui dit : « Je te trouve bien téméraire d’être venu jusqu’ici. Tu as vraiment gaspillé tes pas, car tu n’obtiendras pas le frein que tu as promis de ramener. Il est entouré de trop bons gardiens. Et si tu voulais l’obtenir, il te faudrait assurément livrer de périlleux combats. – Je suis venu pour cela, répondit Gauvain, et je suis plus que jamais décidé à obtenir ce frein. – Tu l’auras voulu, dit l’homme hirsute. Mais, trêve de bavardages. Tu es fatigué par ton voyage et tu as besoin de te restaurer et de dormir. Tu seras mon hôte cette nuit. »

L’homme le mena tout droit à son logement, le fit entrer dans une salle où un repas était déjà préparé sur une table, et il le servit lui-même. Quand Gauvain fut rassasié, l’homme lui apporta de l’eau et le conduisit dans une chambre où se trouvait une couche haute et large. « Gauvain, tu dormiras dans ce lit. Mais avant que tu ne te couches, je dois te demander quelque chose. Tu pourras la refuser. Je te demande de prendre cette hache et de me couper la tête. Mais, attention, demain matin, je devrai trancher la tienne lorsque je reviendrai. Choisis donc de le faire ou de ne pas le faire. – Je serais insensé si je n’acceptais pas ! répondit Gauvain, à peine étonné par cette étrange proposition. – Alors, viens avec moi », dit l’homme.

Il emmena Gauvain dans une grande salle où se trouvait un billot. L’homme plaça sa tête sur le billot. Gauvain prit la hache et, d’un seul coup, lui trancha la tête. L’homme hirsute se remit à l’instant sur ses pieds, ramassa sa tête et s’en alla. Gauvain retourna dans la chambre, se coucha et s’endormit aussitôt.

Au point du jour, il s’éveilla, se leva et s’équipa. C’est alors que l’homme hirsute fit son entrée. Il avait la tête sur ses épaules et ne paraissait pas le moins du monde avoir souffert de cette décollation. Gauvain l’examinait avec attention, mais il ne put discerner aucune trace de blessure sur son cou. « Gauvain, dit l’homme, je viens te rappeler notre accord ! – C’est juste », dit Gauvain. Il alla dans la salle et mit son cou sur le billot. Alors l’homme hirsute fit tournoyer sa hache, mais au lieu d’en frapper le cou de Gauvain, il se contenta d’en faire glisser doucement le tranchant sur la peau. Et il dit : « Honneur à toi, Gauvain, toi le chevalier le plus courageux du monde ! » Et il fit relever Gauvain[53].

Mais celui-ci n’en avait pas oublié pour autant le but de son expédition. « Dis-moi, demanda-t-il, comment je puis obtenir le frein ? – Comment ? s’écria l’homme hirsute. Tu es vraiment entêté ! Dans ces conditions, viens manger et boire, car il te faudra beaucoup de forces pour combattre ceux que tu devras affronter ! » Et l’homme servit à Gauvain de quoi largement se restaurer. Puis, à l’heure de midi, il le conduisit dans une cour, lui ordonnant de s’armer et l’avertissant de s’attendre au pire. Effectivement, Gauvain se trouva en présence d’un énorme lion qui, tout en écumant, rongeait sa chaîne et creusait la terre de ses griffes. En voyant Gauvain, le lion rugit, hérissa sa crinière, ouvrit une gueule monstrueuse. Sa chaîne tomba et il se précipita sur Gauvain dont il déchira le haubert. Gauvain recula d’abord, puis, grâce à sa bonne épée, il se mit en devoir d’attaquer l’animal. L’affrontement dura longtemps, mais Gauvain parvint à frapper le lion de telle sorte qu’il lui enfonça l’épée entière jusque dans les entrailles. Le monstre vacilla et tomba pour ne plus se relever.

Gauvain espérait se reposer et reprendre sa respiration, mais un autre lion, aussi féroce que le premier, bondit sur lui et lui arracha son bouclier. Il se défendait avec l’énergie du désespoir, esquivant les coups de pattes meurtriers que lui décochait le lion. Plusieurs fois, il faillit succomber à la force terrifiante de l’animal, mais, à un moment, il réussit à frapper son adversaire au sommet de la tête : le lion s’effondra et ne bougea plus. « C’est bien, dit l’homme hirsute, qui avait été témoin de la bataille. Mais tu ne t’en sortiras pas comme cela. Si tu m’en croyais, plutôt que de réclamer encore le frein, tu viendrais manger et boire chez moi, et tu t’en retournerais tranquillement à la cour du roi Arthur. – Il n’en est pas question, s’écria Gauvain. Je veux qu’on me remette le frein qu’on a dérobé à la jeune fille à la mule ! – Tu l’auras voulu ! dit l’homme hirsute. Alors, pénètre dans cette maison. »

Gauvain alla dans la maison et, dans une chambre, il vit un chevalier qui était couché, mais qui se leva dès qu’il entra. « Sois le bienvenu, Gauvain, dit le chevalier, mais à présent que tu es là, il faut que tu me combattes ! – Quand tu voudras », répondit Gauvain. Et, tout en s’armant, l’autre lui raconta qu’il combattait tous ceux qui venaient réclamer le frein de la jeune fille. Mais tous ceux qui s’étaient présentés avaient été vaincus par lui, et leurs têtes avaient été fichées sur les pieux qui entouraient la forteresse. « Il ne reste qu’un seul pieu libre, dit le chevalier, et sois bien sûr que j’y mettrai ta tête ! »

Ils se rencontrèrent sur un grand espace qui s’étendait au milieu des demeures de la forteresse[54]. L’homme hirsute leur avait préparé deux grosses lances, et il avait sellé deux chevaux de combat. Avec force, ils échangèrent de tels coups que peu s’en fallut qu’ils fussent désarçonnés. Ils brisèrent leurs lances, les arçons se disloquèrent sous eux et leurs étriers se rompirent. Le chevalier se montrait un redoutable adversaire, toujours sur ses gardes et particulièrement agressif. L’homme hirsute leur donna deux autres lances, et ils se précipitèrent l’un sur l’autre avec encore plus de rage que la première fois. Leurs lances, en se heurtant, lançaient des éclairs, et leurs boucliers furent brisés et volèrent en éclats. Mais, soudain, Gauvain attaqua son adversaire avec une telle vigueur que celui-ci vida les étriers et se retrouva à terre. Gauvain sauta de son cheval et lui mit la pointe de son épée sur la gorge. « Grâce ! s’écria le vaincu. Je te reconnaîtrai désormais comme mon seigneur ! – Qu’il en soit ainsi », dit Gauvain. Et, sans plus s’occuper de son adversaire, il revint vers la maison de l’homme hirsute. Celui-ci l’aida à se désarmer et à essuyer la sueur qui coulait sur son corps. « Maintenant, dit Gauvain, rien ne s’oppose à ce que tu me dises où se trouve le frein que je dois reprendre. – Tu es décidément d’un entêtement incroyable, répondit l’homme. Si tu veux obtenir le frein, il te faudra combattre deux serpents fourbes et farouches qui projettent du feu, et parfois du sang, par leurs gueules. Si tu m’en croyais, tu renoncerais à ton projet. Je te ferais un bon souper et veillerais ensuite sur ton sommeil et, demain, tu retournerais à la cour du roi Arthur. – Il n’en est pas question ! s’écria Gauvain. Je suis venu ici pour reprendre le frein qu’on a dérobé à la jeune fille à la mule ! Mène-moi donc à l’endroit où se trouvent les serpents dont tu me parles ! – Tu l’auras voulu, dit l’homme hirsute, mais je peux t’affirmer que tu le regretteras. – Peu importe ce que tu penses, dit Gauvain, conduis-moi où je dois aller. – Ce n’est pas le moment, répondit l’homme. Auparavant, tu te reposeras et je t’apporterai ce qu’il faut pour te nourrir et t’abreuver. Après quoi, tu dormiras, car tu auras besoin de toutes tes forces pour affronter ces serpents. »

Ainsi fut fait et, le lendemain matin, l’homme hirsute équipa Gauvain et l’emmena dans une cour. Bientôt, deux serpents rampèrent jusqu’à Gauvain : ils étaient d’une taille et d’une férocité extrêmes. De leurs gueules, ils projetaient des flammes puantes qui brûlèrent son bouclier et l’obligèrent à reculer. Mais il ne perdit pas courage et, allongeant son bras le plus qu’il le pouvait, il attaqua vigoureusement les serpents l’un après l’autre. Il porta un tel coup au premier qu’il lui coupa la tête. Quant au second, qui bondissait sur lui avec rage, il mania son épée avec une telle rapidité qu’il le tailla en multiples morceaux. Il s’arrêta alors, le visage souillé de sang et d’ordure. Sans un mot, l’homme hirsute le désarma et lui apporta de l’eau pour qu’il pût se laver, et il s’éloigna.

Demeuré seul, Gauvain se demandait ce qui allait lui arriver, quand il vit surgir le nain qui lui avait souhaité la bienvenue, mais qui n’avait pas répondu à ses questions. Le nain s’inclina devant lui et dit : « Gauvain, ma dame te fait savoir, par ma bouche, qu’elle partagerait volontiers son repas avec toi si tu acceptais d’aller la rejoindre. Elle t’attend et m’a chargé de te conduire jusqu’à elle. » Gauvain suivit le nain qui l’emmena dans une grande maison. Ils passèrent de chambre en chambre et parvinrent enfin dans celle où se trouvait la dame. Elle était allongée sur son lit, vêtue d’une longue chemise blanche très échancrée et qui laissait apparaître la naissance de ses seins d’une blancheur remarquable. Dès que Gauvain fut entré, elle se leva et s’inclina devant lui : « Sois le bienvenu, Gauvain, dit-elle. À cause de toi, il est arrivé de grands ennuis à mes lions, à mes serpents et au chevalier qui me servait si fidèlement. Toutefois, il convient que tu manges avec moi, maintenant, car jamais, en vérité, je n’ai connu un homme plus courageux et plus vaillant que toi[55]. »

Ils s’installèrent tous deux sur le lit, qui était revêtu d’un tissu de soie brodé de pierres précieuses. Le nain et l’homme hirsute leur apportèrent de l’eau pour se laver les mains. Puis ils prirent place à une table où on leur servit les plats les plus fins et les vins les plus délicats. La dame se faisait de plus en plus aguichante et se pressait contre Gauvain. Et, pendant qu’ils mangeaient, elle lui révéla que la jeune fille à la mule était sa propre sœur, mais qu’elle n’avait nulle envie de lui rendre le frein. À la fin du repas, elle dit à Gauvain : « Cher seigneur, pourquoi ne pas rester avec moi ? Je mets à ton service ma personne et mes biens. Je possède trente-huit forteresses comme celle-ci, et il ne tient qu’à toi d’en être le maître. Ce serait un honneur pour moi d’avoir pour ami, et peut-être pour mari, si tu le désires, un guerrier aussi valeureux que toi et tel qu’il n’y en a point d’autre sur cette terre. »

La dame se faisait tendre et se penchait sur Gauvain, frôlant son épaule et lui souriant d’un air prometteur. Gauvain, quelque peu enivré par les bons vins qu’on lui avait servis, et fort sensible aux charmes de la dame, se sentait près de succomber. Mais, brusquement, il se souvint des épreuves qu’il avait vécues et qu’il avait surmontées avec tant d’audace. Il se leva. « Dame, dit-il, la seule chose qui m’intéresse, c’est le frein que tu as dérobé à ta sœur, la jeune fille à la mule. C’est pour me faire remettre ce frein que je suis venu ici, et j’ai donné ma parole que je le ramènerai à sa propriétaire ! »

La dame vit bien que Gauvain était inébranlable. Avec beaucoup de tristesse, elle lui dit : « Gauvain, tu es vraiment digne d’être aimé. Regarde : le frein est accroché à ce clou d’argent sur le mur. Prends-le, et va-t’en ! » Gauvain alla prendre le frein. Quand il se retourna, il ne vit plus personne dans la chambre. Il sortit de la maison : tout était vide, comme si la forteresse n’avait jamais été habitée. Il retrouva la mule près de la porte et sauta sur son dos. La mule passa sans encombre le fossé, s’engagea sur le sentier, franchit la planche de métal sur la rivière aux eaux noires, traversa la vallée des bêtes rampantes, le bois des animaux rugissants et parvint très vite devant la forteresse de Kaerlion sur Wysg. Le roi Arthur fut bien étonné de voir son neveu, car il y avait à peine quelques instants qu’il était parti pour cette expédition. Mais Gauvain, sautant à terre, alla vers la jeune fille et lui tendit son frein. Alors celle-ci se mit à sourire et donna un baiser à Gauvain. Les assistants étaient tout joyeux. Arthur dit à la jeune fille : « Te voici satisfaite. Tu as obtenu ce que tu voulais grâce à ce preux chevalier qui est mon neveu. Je serais très heureux et flatté si tu acceptais de rester en notre compagnie. – Roi, répondit la jeune fille à la mule, c’est une chose qui m’est impossible. » Sur ce, elle monta sur sa mule et lui remit son frein. Puis, frappant légèrement l’animal qui bondit, elle se dirigea vers la forêt et disparut à travers les arbres. Et, depuis ce jour-là, plus personne n’entendit parler d’elle[56].